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Lydie Dattas

 Lettre lue :

« La Nuit Spirituelle »  1973

« Lydie Dattas avait pour ami Jean Genet.

Un jour je trouvai Jean Genet assis dans mon fauteuil.  Le soir même j’entrai dans sa chambre pour discuter avec lui, exprimant joyeusement mes désaccords à celui dont je vénérais l’écriture.  Le lendemain Genet signifia mon bannissement.  « Je ne veux plus la voir, elle me contredit tout le temps.  D’ailleurs Lydie est une femme et je déteste les femmes ».  Cette parole qui me rejetait dans la nuit de mon sexe me désespéra.  Trouvant mon salut dans l’orgueil,  je décidai d’écrire un poème si beau qu’il l’obligerait à revenir vers moi.

Je vous lis trois extraits de ce superbe poème en prose, texte écrit pour blesser Genet aussi radicalement qu’il l’avait fait.

  • Si la nuit est pour vous ce temps de trêve et d’inconscience qui va du crépuscule du soir au crépuscule de l’aube, si elle cesse elle cesse pour vous avec le jour, elle est ma conscience même et n’a pour moi pas de fin… Parce que je suis une femme, condamnée à la plus humiliante infirmité, qui n’est pas celle du corps mais celle de l’âme, condamnée à vivre l’envers de toute spiritualité, il me faut pour subsister glaner dans les ténèbres les déchets que rejette l’esprit, porter éternellement le deuil de la pensée.
  • Car la Beauté m’a condamnée sans appel : Chartres, Amiens ne sont pas bâties pour moi, l’ange du portail de Reims ne sourit pas pour moi : je peux les regarder et dire combien je les admire, mon admiration même est un non-sens et une profanation, et je pourrais passer ma vie entière au pied de Notre-Dame de Chartres sans m’en approcher davantage, sans qu’elle dresse devant moi autre chose que la masse vertigineuse de mon impuissance… Car si rien en apparence ne m’empêche d’en approcher, comme ces pelouses interdites qui ne sont gardées que par des fleurs, c’est la beauté même de l’art qui m’en interdit l’accès : terrassée par la splendeur des vitraux, refoulée par la magnificence de l’orgue, je ne puis devant elle que m’effacer, que reculer jusqu’au coin le plus humilié de moi-même.
  • Ne pouvant supporter de vivre en dehors de la Beauté, mais ne pouvait m’en approcher sans la profaner davantage, je m’efforcerai de rendre cette malédiction si profonde et si sombre qu’elle en soit belle… Ne pouvant utiliser la pensée pour m’élever et pour me sauver ; je l’utiliserai pour me perdre et pour me maudire.  Ne pouvant appréhender du chant que le grave, de la magnificence que l’obscur, ne possédant pas le droit moral de me servir du langage pour accéder à la lumière – toute utilisation du langage par une femme étant en elle-même un sacrilège – je l’utiliserai pour faire briller les ténèbres, mais à n’importe quel prix je rejoindrai la Beauté.

 

Petit lettre de Jean Genet à mademoiselle Lydie Dattas :

Pardonnez-moi de vous dire cela si brutalement, mais ce que vous avez fait est très, très beau.   C’est à la fois désespéré et au-delà du désespoir.  On est giflé par la distance que vous prenez avec le lecteur.  Votre parole est comme projetée par un rayon qui viendrait de très loin, et puis la langue est magnifique.  Vous êtes une grande grammairienne.  Moi aussi, quand j’écrivais, il fallait que chaque phrase transmette sa vibration à la suivante.  C’était un problème plus qu’esthétique, un problème métaphysique.  Un problème tellement grave, tellement important pour moi.  Je ne comprends pas comment vous avez pu faire des phrases si riches.  C’est comme j’aime le mieux, Baudelaire, Nerval.

J’ai pris une gifle. »