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Guillaume Apollinaire à Lou :

« D'octobre 1914 à janvier 1916, alors qu'il est sur le front, Guillaume Apollinaire entre­tient une correspondance régulière avec son amie, Louise de Coligny‑Châtillon, qu'il appelle Lou.

8 avril au soir 1915, Secteur de Beaumont-Sur-Vesle

Mon Amour, Je suis pour quelques jours à l'échelon à 1 km de nos tranchées. C'est en pleine forêt marécageuse quelques huttes en roseaux. Je songe à Robinson, aux trappeurs. Je t'écris à la lueur tremblante d'un bout de bougie. Il a plu, maintenant le ciel est clair. La bataille commence dans la nuit, je ne sais où, mais pas loin et je l'entends distinctement, ininterrompue. On dirait que le diable fait moudre son café. C'est fantastique, avec les lueurs des obus qui miaulent et éclatent comme si c'était quelque grand roi qui donnait un feu d'artifice en l'honneur de ta beauté. Aujourd'hui nous n'avons reçu qu'un petit nombre d'obus. Je vois à peine ce que je t'écris. Je suis dans une batterie exclusivement composée d'hommes du Nord qui n'ont pas de nouvelles de leur famille restée dans les pays envahis. L'étoile nommée ptit Lou est là qui me regarde avec douceur, peut‑être même avec tendresse. Mon cœur, c'est curieux, comme ici on pense avec tendresse très, très douce à ceux qu'on aime. On ne souhaite que leur bonheur complet. Je souhaite le tien très complète­ment et je le souhaite ardemment. Mon cœur est devenu comme une meule rougie au feu et qui tourne en écrasant tous les anciens désirs, les anciennes ambitions. J'entends miauler tous ces petits chats volants. Combien j'aimerais mieux la voix d'un ptit Loup.

Ô profond, profond ptit Lou, toi la sœur de mon esprit, ô sœur incestueuse ! Âme de mon âme, je t’adore ! _ L’après-midi la grêle est tombée, elle tombait au plus profond de moi-même abattant les moissons que l’amour avait semées. Je me sens moi-même comme une forêt très lointaine dans laquelle s’en va une toute petite lumière qui tremble et qui semble sur le point de mourir. Et maintenant ptit Lou, c’est comme une exquise hallucination. Tu es là tout près de moi, tu me redis ces mots très doux que tu m’avais écrit, pendant ton voyage de Baratier à Nîmes. Tu me redis tout cela, tu me calmes, tu es douce, douce et moi aussi je me sens doux et merveilleusement tendre. (…) Je ne sais pas quand je recevrai de lettres de toi. Depuis quelques jours, il n’arrive pas de lettres ici paraît-il. Donc, mon ptit Lou chéri, sois contente puis que je suis content. Et amuse-toi aussi tant que tu pourras. Il ne faut pas que tu sois malheureuse en rien. Quand tu auras besoin de quelque chose, si je peux le faire, je le ferai toujours. Je veux surtout que tu sois très heureuse avec tous tes désirs satisfaits. J’ai été un peu égoïste un moment, mais ce n’est pas ma nature et ça ne dure pas, ce n’est pas profond.

Amuse-toi mais pas crapuleusement.

Guy. »