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gaston biron

 

 

Première lettre :

« Samedi 25 Mars 1916 (après Verdun)

Ma chère mère.

[…] Par quel miracle suis-je sorti de cet enfer, je me demande encore combien de fois s’il est vrai que je suis encore vivant ; pense donc, nous sommes montés mille deux cent et nous sommes redescendus trois cents ; pourquoi suis-je de ces trois cents qui ont eut la chance de s’en tirer, je n’en sais rien, pourtant j’aurais dû être tué cent fois, et à chaque minute pendant ces huit longs jours, j’ai cru ma dernière heure arrivée. Nous étions tous montés là-haut après avoir fait le sacrifice de notre vie, car nous ne pensions pas qu’il fût possible de se tirer d’une pareille fournaise. Oui, ma chère mère, nous avons beaucoup souffert et personne ne pourra jamais savoir par quelles transes et quelles souffrances horribles nous avons passé. A la souffrance morale croire à chaque instant la mort nous surprendre viennent s’ajouter les souffrances physiques de longues nuits sans dormir : huit jours sans boire et presque sans manger huit jours à vivre au milieu d’un charnier humain, couchant au milieu des cadavres, marchant sur nos camarades tombés la veille ; ah ! j’ai bien pensé à vous durant ces heures terribles, ce fut ma plus grande souffrance que l’idée de ne jamais vous revoir. Nous avons bien vieilli, ma chère mère, et pour beaucoup, les cheveux grisonnants seront la marque éternelle des souffrances endurées ; et je suis de ceux-là. Plus de rires, plus de gaieté au bataillon, nous portons dans notre cœur le deuil de tous nos camarades tombés à Verdun du 5 au 12 mars. Est-ce un bonheur pour moi d’en être réchappé ? Je l’ignore mais si je dois tomber plus tard, il eût été préférable que je suis là-bas. Tu as raison de prier pour moi, nous avons tous besoin que quelqu’un prie pour nous, et moi-même bien souvent quand les obus tombaient autour de moi, je murmurais les prières que j’ai apprises quand j’étais tout petit, et tu peux croire que jamais prières ne furent dites avec plus de ferveur.

[…]

Ton fils qui te chérit et t’embrasses un million de fois.

                                                                                                       Gaston. »

 

Seconde lettre :

« Mardi 18 avril 1916

Ma chère mère,

Merci pour ta bonne lettre que j’ai bien reçue il y a quelques jours. […] Nous sommes toujours à l’arrière dans le camp de Chalons où le bataillon se reforme, et nous avons besoin de ce repos, car les quinze jours que nous avons passés à Verdun nous ont plus fatigués et démoralisés que six mois de guerre de tranchées. Je suis heureux que la photographie que je t’ai fait parvenir par Blanche tait fait plaisir, c’est un bon petit souvenir, mais ce sera peut-être le dernier que tu auras de moi, car je ne te cacherai pas que pour nous qui sommes parfois tant exposées, chaque fois que nous écrivons aux nôtres nous pensons toujours que c’est notre dernière lettre et pour quelques-uns c’est vrai chaque jour qui s’écoule. Jusqu’à présent, le hasard a favorisé la famille et, pour moi en particulier, j’ai pu au prix de combien de difficultés m’en tirer sans trop de bobos, mais tu le comprendras ma chère mère, il est presque impossible dans cette guerre interminable de sortir indemne pour celui qui est continuellement exposé et, tu le sais mieux que moi, il est peu de familles qui n’aient pas encore payé par un ou plusieurs deuils son tribut à cette horrible guerre. La nôtre ne peut pas échapper à cette règle sans exception, aussi je ne t’étonnerai pas en te disant que j’ai depuis longtemps déjà fait le sacrifice de ma vie. J’attends simplement mon tour sans peur et je ne demande à la Providence qu’une chose, c’est de m’accorder cette dernière grâce : la mort plutôt qu’une horrible infirmité, conséquence de ces horribles blessures, dont nous sommes témoins tous les jours. Je sais bien qu’il est dur de mourir à trente ans en pleine jeunesse, alors qu’on vient de sacrifier au pays cinq des meilleures années de sa vie, mais que veux-tu, ma chère mère, la mort ne choisit pas, et quand on se trouve en pleine bataille, que le feu fait rage autour de soi, combien et combien qui tombent et qui comme moi n’ont rien fait pour mériter la mort.

Et puis je n’ai pas d’enfants, personne ne souffrira si je disparais, Blanche est encore jeune, elle peut se suffire à elle-même, je ne pense donc pas qu’elle soit malheureuse si je ne reviens pas. Voilà, ma chère mère, dans quel état d’esprit j’affronte le danger ; je t’assure que la mort ne me fait pas peur et si quelques fois dans mes lettres je laisse percer un certain découragement, je ne voudrais pas que l’on croie que c’est par peur. Si je suis démoralisé, c’est que je m’ennuie affreusement. Deux années de guerre, la souffrance, les privations et Verdun surtout m’ont tué.

J’aurais bien voulu venir en permission avant de remonter aux tranchées, cela m’aurait fait du bien et c’eût été pour moi un grand bonheur de venir vous embrasser tous et de passer quelques journées avec Blanche mais, hélas ! elles sont supprimées et on ne parle pas de les rétablir.

Dans quelques jours Pâques, mais pour nous ce sera un jour comme les autres. Nous aurons probablement une messe en pleine air et, s’il fait beau beaucoup d’entre nous serons heureux d’y assister. Si tu recevais des nouvelles d’André avant moi, sois assez gentille pour me le faire savoir. Adieu, ma chère mère, je t’embrasse un million de fois de tout cœur.

Ton fils qui te chérit.

                                            Gaston. »