Rechercher

Laurence et Marie-Laure

 lettres de Albert Camus et Maria Casarès lues par Laurence et Marie Laure

 

 

Albert Camus à Maria Casarès

« Dimanche 26 mars 1950. 11 heures.

Mon cher amour,

Voilà enfin la dernière lettre. Je t’écris devant une splendide journée bleu et or. Le printemps est bien installé. Jusqu’ici il luttait même dans son plu grand éclat. On sentait que les ennemis étaient encore là, le vent, le froid, les nuits humides. Mais à présent la journée est ronde, abandonnée on y sent la paresse de ceux qui sont comblés, c’est un ciel de victoire.

Et moi, je prépare mon départ. Robert [Jaussaud] est arrivé. Nous consultons la carte et nous disons : « Paris ». Et tous ces mots simples ont un sens, un miroitement, ton odeur enfin.

Ces trois mois ont été bien longs et bien cruels. Ils t’ont apporté le pire et moi-même j’ai souffert de ce qu’ils t’apportaient en même temps que je me débattais dans ma vie d’ici.

C’est pourquoi je n’espère pas que nos cœurs puissent plus jamais être innocents et enfantins. Il y a un aveuglement que nous ne retrouverons plus, je le sais – et tu sais maintenant où tout finit. Mais si dur que cela soit, il ne faut pas le déplorer. Nous nous aimerons en effet sans cet aveuglement, puisque nous avons vérifié que nous n’étions rien l’un sans l’autre et puisque nous avons la preuve que cette union survit à ce que la vie a de plus affreux et de plus déchirant. C’et l’amour adulte, mais je le préfère à tout au monde, le trouvant plus digne, et sachant qu’avec nul être sinon toi je ne pourrai le vivre. C’est là du moins ce que je voulais te dire. Mais après tout tu le sais aussi et je voulais plutôt consacrer cet accord profond. Ceci dit, nous allons enfin nous taire, nous allons vivre. Que les mots d’amour que je mets ici pour la dernière fois déblaient les montagnes des morts et de lettres qui se sont accumulés. Nous allons nous retrouver l’un devant l’autre, l’un contre, l’autre, et moi, disons-le, l’un sans l’autre enfin, au sommet de l’instant, arrachés enfin à cet exil exténuant, exultant dans notre patrie retrouvée. Je t’aime, j’ai la décision du bonheur, de ton bonheur et du mien. L’amour est une jouissance aussi, pas seulement un arrachement et nous allons jouir de lui et de nous-mêmes. Pour le reste, nous aurons le courage de vivre et d’être supérieurs à la vie

Alors, écarte tout, fais-toi belle, resplendissante

Je veux te retrouver luisante et tiède, fondante. Quelques heures seulement nous séparent. Tu peux déjà laisser monter ton amour, que je t’embrase sur ta bouche à la première seconde. A tout de suite, chérie, belle, ma plage, ma vague noire. Oublie cette lettre aussi, c’est le silence total qu’il nous faut, le silence fracassant de l’amour et du désir. Ah ! je te sens déjà, et je t’aime avec toute la force et la chaleur du monde. Non, je ne t’embrasse pas encore. Mais je t’envoie trois mois d’attente et de souffrances, d’images furieuses ou tendre, d’amour malheureux enfin, pour que tu en fasses un seul visage de joie, celui que tu m’offriras jeudi, mon merveilleux amour. »

 

Maria Casarès à Albert Camus

« Mon amour,

Non. Ne crains rien, je ne viens pas te faire de mal, cette fois-ci. Seulement, je t’ai laissé partir cet après-midi avec une image de moi que je veux que tu oublies aussitôt car elle n’est pas tout à fait vraie.

Tous ces évènements, toutes ces absences, toutes ces luttes dernières ont épuisé mes premières forces et cette épreuve finale, la plus dure et la plus cruelle qui puisse nous être donnée, a détruit pour quelque temps le reste de mon énergie.

Je dois l’avouer, la situation me dépasse et la fatigue et l’incompréhension aidant je ne peux pas facilement vaincre l’état de stupeur dans lequel je me trouve. J’ai beau chercher, je ne comprends pas pourquoi le destin s’intéresse à nous avec cet acharnement.

Je suis petite, mon chéri, plus petite, plus faible que tu ne penses et je t’aime beaucoup plus que tu ne le peux imaginer. Tu es tout pour moi et le seul espoir que j’ai dans ce monde. Sans toi, il n’existe plus pour moi d’amour, d’amitié, d’entente ; sans toi il n’y aura plus pour moi l’attente d’un bel instant de grâce. Sans toi il n’y aura plus pour moi de communion possible avec quoi que ce soit.

Alors, si tu penses bien à tout cela, tu imagines facilement ce que j’éprouve, et si tu l’imagines, tu me pardonnes mon laisser-aller de cet après-midi.

Je savais pourtant ce que tu allais me dire et j’avais ma réponse tout prête – je n’ai pas pu parler – je ne parlerai plus jamais, d’ailleurs, d’ici longtemps de tout cela.

Cette lettre sera la dernière que tu recevras de moi sur ce sujet. Les mots sont aujourd’hui de trop ; il s’agit pour le moment que nous nous survivions l’un et l’autre.

Nous y arriverons, mon cher amour. Nous y arriverons ensemble malgré tout et malgré tous, tout près l’un de l’autre, accrochés l’un à l’autre comme jamais nous ne l’avons été.

Tout a l’heure tu m’as parlé raisonnablement. Tu devrais le faire, tu l’as fait. Dorénavant je te demande de ne me parler qu’avec ton cœur, avec la vérité de ton cœur.

Ne nous torturons plus par des gestes sublimes, je t’en supplie. C’est moi, maintenant qui te demande de consentir avec moi à nous arranger avec ce qui nous est donné et à lutter jusqu’au bout pour vivre au moins d’autres moments comme quelques-uns de ceux que nous avons déjà vécus. Pense fort à cela. Aime-moi. Et attendons.

« Deux ans, tu me dis. Tu ne peux pas vivre deux ans comme cela ! » Mon cher amour ! Mais comment veux-tu que je vive alors ? Ecoute-moi ; écoute-moi ; je te parle sérieusement, froidement, sans l’ombre de la moindre fièvre. J’essaierai, en effet, de t’écouter, de sortir, de vivre, de reprendre goût, j’essaierai d’aller et de venir ; c’est mon seul recours : l’activité. Mais, mon chéri, quoi qu’il advienne de toi, de ton cœur, de ton âme, je ne pourrai pas me détourner de toi. Je ferai tout pour revenir à moi, mais uniquement parce que tu es là, quelque part, parce que tu existes, parce que je t’attends, parce que je t’appartiens et qu’il faut que tu continues à m’aimer. Si le lien qui nous attache l’un à l’autre disparaît, je me refuse à vivre.

Voilà. Je te dis tout cela pêle-mêle, comme cela vient – je ne trouve pas encore les mots qui pourront te convaincre de cette place merveilleuse, atroce que tu as prise en moi et pour laquelle tu es à jamais irremplaçable. Je ne les trouverai sans doute de toute ma vie mais si tu m’aimes, si tu crois en moi, si tu m’écoutes avec ton cœur, entends-moi ; entends cette âme que tu as révélée en moi, serre-toi bien contre moi, tends-toi, et reviens-moi aussi vite que possible.

Nous nous verrons encore. Peu et mal, peut-être. Cela ne fait rien. Ecris-moi ce que tu penses, ce que tu sens, sans craintes ; dis-moi ta vérité la plus profonde. Dis-moi aussi si tu veux que je te raconte mes exploits dans la vie parisienne ; le reste, mes cris et mes silences, tu dois savoir qu’ils sont tous pour toi.

Pardonne-moi encore d’avoir perdu tout contrôle cet après-midi. Ce n’est qu’un égarement passager. Je tiendrai. Je t’aime éperdument. Ne me laisse pas seule – je t’embrasse de toutes mes forces à venir. »